À trois reprises, ces dernières années, j’ai été amené à photographier les étudiants d’une grande école publique du Nord de la France lors de leur gala annuel. Pour un prix oscillant entre 20 et 30 euros, les étudiants rejoignent en bus la Belgique pour une soirée. Pendant quelques heures, ils se mettent en scène dans une comédie fascinante.
Costard et cravate. Robe longue, ou courte, d’ailleurs. Nœud papillon, parfois. Bracelets aux couleurs de l’événement et navette dûment réservée plusieurs semaines à l’avance. Celle de vingt heures arrive bien trop tôt, celle de vingt-deux heures trente est mieux, beaucoup mieux. Autoroute A22, direction la Belgique. Un trajet dans la nuit vers une petite ville sans âme, posée à la frontière franco-belge entre deux énormes parkings à poids-lourds. Les bus s’arrêtent dans une rue en travaux, sans éclairage, les porteurs de costumes et les robes longues slaloment entre les flaques pour arriver jusqu’à la salle. Et quelle salle. Jusqu’au dernier instant, son nom et sa localisation restent secrets. Seuls les vrais savent.
À l’intérieur, les rideaux sont emballés dans du plastique noir et les cocktails stockés dans des bidons de 30 litres. Le budget de 30 000 euros n’a pas permis de les remplir avec autre chose que de l’alcool ramené en camion depuis Lidl. Le staff tente d’accrocher son talkie-walkie à sa robe-longue. Raté. Pas de poche, reste la lanière du sac à main. Trop de bruit, de toute façon, impossible d’entendre quoi que ce soit. Le pâté surgelé et les quelques amuse-gueules à la composition douteuse cuisent dans un four. Pas grand monde pour les sortir. Les premières robes et les costumes font leur apparition. Il faut stocker l’iPhone et les clés de l’appart’ dans un grand sac poubelle au vestiaire. Et ne surtout pas perdre le ticket correspondant. Pour ceux qui n’ont pas de poche, le soutien-gorge ou le caleçon feront l’affaire. Conservation du ticket-vestiaire et ivresse sont par nature incompatibles.
Dehors, un vigile contemple les arrivées des navettes. Emmitouflé dans un gilet sans manche, il a commencé sa journée à six heures, le matin même, au Lidl de Villeneuve-d’Ascq. Il la terminera à six heures, vingt-quatre heures plus tard, après une dizaine d’heures dans le froid, sans aucune pause. À l’intérieur, une silhouette en robe longue tente d’éponger à la serviette en papier le vomi qu’une autre robe longue a répandu sur un mur. Les ombres remplissent la salle peu à peu réchauffée par un groupe de l’école. Les premiers tickets boissons sont tamponnés : deux champagne, trois bière et deux cocktail. Chanceux, les quatrièmes années ont même droit à un champagne supplémentaire.
Il ne faut pas rater le photographe. Surtout pas. En termes de likes, la pose épaules-en-avant au stand photo ne remplacera jamais la photo prise à la (presque) volée dans la salle. Un filtre noir et blanc masquera les fronts brillants. Un tour sur Lightroom s’avérera nécessaire pour les quelques participants n’ayant pas recouvert de fond de teint leur acné juvénile. Photoshop s’ouvrira pour ceux n’ayant pas réussi à verser leur champagne ailleurs que sur leur torse. Pour les cas les plus extrêmes, la photo restera stockée à tout jamais sur les cartes mémoires. Visuellement, le vomi dans le décolleté n’offre pas le potentiel de likes recherché.
Les pieds fatiguent. Il est désormais temps d’échanger les talons de huit centimètres pour des Vans soigneusement stockées dans le sac à main déposé dans le sac poubelle du vestiaire. L’équilibre se fait chancelant et la solitude arrive. Une coupure d’électricité ne ferait résonner que le silence. Les costumes errent dans une salle devenue trop grande pour eux. Dernières heures pour tenter de conquérir la cible du soir. Les tâches sur le parquet s’agrandissent chaque quart d’heure un peu plus.
Les premières navettes quittent le complexe. Une demie-heure de silence à travers la nuit. En Belgique, l’errance nocturne continue. Les coins de la salle et les murs accueillent les binômes du soir. Les toilettes aussi, malgré la consigne répétée : ne pas y faire de bébés dit-on sur la page de l’événement. Les vigiles vident, mais pas tant. C’est une grande école, l’ivresse est élégante. Les premières couvertures de survie sont sorties par les secouristes de l’UNASS. Le bar se transforme en une immense piscine, mélange de vodka et de nectar de fruits Lidl. Le DJ bedonnant passe désormais de l’électro.
Sur le parking, les vigiles à doudoune tentent de charger les bus. Les quatre salariés du vestiaire essuient les insultes des costumes enivrés : les tickets du vestiaire se sont pour beaucoup égarés, rendant impossible la récupération de l’iPhone et du trousseau de clés. Les navettes partent, direction un after pour ceux qui savent, le lit pour les autres. On se réveille le matin pour découvrir la litanie des pertes listée sur le mur de l’événement. L’iPhone sorti du sac poubelle ne résiste pas forcément au retour en navette.
Il est six heures trente. La salle est vide. Les costumes sont tâchés et les souvenirs absents. On verra les photos quelques heures plus tard. Ceux qui n’y figurent pas sont encore bien trop ivres pour comprendre que l’absence a ses raisons. L’an prochain, 30 000 euros s’évaporeront encore pour payer une salle, des bus, de l’alcool et des vigiles enchainant dix heures de travail sans pause et sans repas, sans que personne ne s’en soucie.
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J’ai couvert le gala à trois reprises, la première fois bénévolement, la seconde et la troisième pour 60 euros à chaque fois. J’ai été heureux de photographier cet événement parce qu’il m’a permis de découvrir un monde que je ne connaissais absolument pas.