Le casse-tête du casse-croûte

Le Refuge du Col de la Vanoise est l’un des plus grands refuges de France. De début mars à fin septembre, il accueille fréquemment plus d’une centaine de randonneurs et d’alpinistes, généralement affamés.

C’est un brouillard dense qui enserre ce matin-là le pied de la Grande Casse, entre l’Aiguille de la Vanoise et la Pointe de la Réchasse, de ces brouillards qui rendent les chemins déjà recouverts d’une petite neige d’été indissociables du ciel. À l’intérieur du refuge, situé entre la Maurienne et la Tarentaise, le petit-déjeuner traîne en longueur. À l’aube, alors que la nuit entourait encore les sommets, quelques alpinistes sont partis tenter de gravir les pentes de la Grande Casse, en suivant consciencieusement un tracé GPS, affiché sur leur montre. Restent les randonneurs, qui ont encore en tête d’effectuer le tour des glaciers de la Vanoise, malgré la météo exécrable annoncée pour la semaine.

Il est déjà huit heures, et des clients naviguent autour du bar. Le mauvais temps est l’un des – nombreux – dilemmes du gardien-cuisinier : faut-il réduire les quantités prévues depuis le début de la semaine ? Il est à peu près certain que personne ne montera de la vallée vers la montagne, mais il est quasiment tout aussi sûr que ceux qui sont déjà sur les sommets viendront s’accouder aux grandes tables de pin. Une seule certitude : ceux qui sont déjà au refuge n’en partiront pas et resteront le nez collé aux fenêtres, plongeant la cuisine dans un abîme de perplexité. Qui restera ? Qui arrivera ? Qui partira ?

Impossible, donc, de prévoir le volume de lait à mettre à chauffer avec du sucre de canne, des épices à vin chaud, de la crème fraîche et des gros morceaux de chocolat pour fabriquer le traditionnel chocolat chaud du refuge. Un litre ? Trois litres ? Impossible, aussi, de décider du nombre de tartes à la myrtille à confectionner pour la journée. Les pâtes sablées ont été pétries et cuites à l’avance, au début de la semaine, mais la crème pâtissière ne supporte ses myrtilles que quelques heures, empêchant toute conservation.

Dehors, le brouillard ne s’est toujours pas levé. De la cuisine, on voit à peine le petit poteau qui supporte le panonceau jaune fléchant d’un côté Pralognan-la-Vanoise et de l’autre le refuge de l’Arpont, qui est encore à cinq bonnes heures de marche. On entend déjà ronronner le moulin à café, posé contre le percolateur, signe que l’équipe du bar a déjà commencé à vendre des cafés à foison aux randonneurs égarés et à ceux qui sont restés, bien décidés à ne pas affronter les éléments.

Il est temps de descendre d’un étage, de parcourir la réserve et d’ouvrir la porte de l’immense chambre froide. À l’intérieur, le cuisinier se doit de sélectionner les légumes qui composeront la soupe du soir : pommes de terre, carottes, poireaux, céleri branche et pois cassés. Commence ensuite une virée à l’intérieur du bâtiment, pour trouver celles et ceux qui seront les préposés du jour à l’épluchage. Les légumes sont placés dans une gigantesque cocotte-minute, à surveiller de près, de très très près : il y a quelques années, la soupape d’un engin de ce type s’était retrouvée bouchée par un amas de pois cassés. Résultat, une explosion et une sortie peu commune pour les secouristes du Peloton de Gendarmerie de Haute-Montagne de Modane, obligés de voler au secours de l’équipe du refuge.

Glissade sur la grande casse

Il est midi, et les premiers skieurs de randonnée commencent à descendre le kilomètre vertical gravi péniblement plus tôt dans la matinée. Toute l’équipe du refuge est attablée, les yeux rivés sur le glacier à regarder attentivement les montagnards du jour dévaler la poudreuse. Là-haut, la pente est forte, souvent entre quarante et quarante-cinq degrés, obligeant les skieurs à d’audacieuses conversions qui permettent de ralentir leur descente.

D’un coup, l’un des skieurs semble s’écarter de sa trajectoire. L’écart se transforme vite en une glissade, se transformant elle-même en une chute vertigineuse le long de la glace des Grands couloirs. Deux monticules formés par une coulée de neige viennent arrêter le chuteur du jour. Rien ne bouge. On récupère les jumelles dans le petit bureau, collé à la cuisine, histoire d’en voir un peu plus. Toujours aucun mouvement. Un premier skieur s’affaire autour du tas de neige, puis un deuxième. Au téléphone, les secouristes du Peloton de Gendarmerie de Haute-Montagne de Modane disent n’avoir reçu aucune alerte.

L’accident s’est produit bien trop loin du refuge pour que l’un de nous puisse se risquer à y pointer un crampon. À cette heure là, la neige et la glace se transforment sous l’effet du soleil, exposant les alpinistes aux chutes de pierres et aux coulées de neige. Intrigués par l’absence d’appel, les gendarmes décident finalement de faire décoller l’hélicoptère.

Une bonne vingtaine de minutes plus tard, les secouristes du PGHM se posent au refuge, puis sur le glacier. Ils récupèrent l’alpiniste, sérieusement blessée, reviennent au refuge, raflent quelques barres chocolatées et filent vers d’autres secours.

Plan de table et géopolitique

Midi et quelques : les premiers bons de commande sont accrochés au dessus du piano*. Au même titre que la soupe, l’omelette figure en bonne place sur la carte du refuge. Aux lardons, champignons, fromage ou pommes de terre, la chose s’exige bien cuite ou baveuse. À chaque début de saison, le gardien tente d’imposer sa vision de l’omelette : le fromage doit impérativement être ajouté en fin de cuisson et ne sera en aucun cas battu avec les œufs et la crème, avant la dépose du mélange dans la poêle. Pour d’autres, c’est l’exact inverse. Le plat se cuit à feu vif, puis à feu doux, sans couvercle, puis couvert. L’omelette se plie, se casse et se rate, souvent. Elle est servie avec salade, graines de courge, de sésame et morceaux de carotte.

Avec la fin du service méridien arrive le temps du plan de table. Dans un refuge, l’alpiniste ou le randonneur se voit systématiquement accueilli par le gardien, ou par un membre de son équipe. Cet accueil vise – principalement – à connaitre la réponse à deux questions primordiales : « à quelle heure vous levez-vous ? » et « avez-vous des allergies alimentaires ? ». En fonction des réponses de la bonne centaine de clients commence alors l’exercice délicat de la composition du plan.

Dans la mesure où le service ne se fait pas à l’assiette, les intolérants au gluten devront être placés sur une même table, qui ne sera pas celle des végétariens et des végans, et ainsi de suite. À ces contraintes alimentaires s’ajoute l’obligation de mettre les collégiens d’un côté, les alpinistes en Gore-tex de l’autre, les anglophones avec les anglophones et ainsi de suite : un régal.

Il est bientôt dix-neuf heures et depuis le petit escalier qui débouche dans la cuisine, on voit aux jumelles ces cordées qui crapahutent encore sur l’arrête de l’Aiguille de la Vanoise. En milieu d’après-midi, une petite dizaine d’alpinistes en herbe se sont mis en tête de partir tout là-haut. Toute l’équipe leur a dit, et redit, que la journée était trop avancée et que le dîner ne les attendrait pas. Rien à faire.

La nuit est tombée et les dix assiettes attendent toujours leurs propriétaires du soir. Vingt-deux heures : il faut sortir les frontales et partir à leur recherche, tout en pensant à laisser l’intégralité de leurs repas au micro-ondes, prêt à être réchauffé. Quelques dizaines de minutes plus tard, tout le petit monde est rentré au bercail et l’équipe peut enfin filer se coucher, avant un réveil prévu aux alentours de quatre heures.

Une autre version de cet article a été publiée dans le numéro 88 de la revue l'Alpe, éditée par Glénat.