VSAV 401 Montmartre se présente

À bord du camion rouge-pétant des pompiers de Montmartre, les rues défilent aussi vite que les escaliers sont montés. Les portes s’ouvrent souvent, s’enfoncent parfois, les vies apparaissent et disparaissent, à toute vitesse.

Le VSAV 401 Montmartre est un Véhicule de Secours et d’Assistance aux Victimes appartenant à la caserne de Montmartre, dans le dix-huitième arrondissement de Paris. Les petites histoires qui suivent sont toutes bien réelles et correspondent à des interventions réalisées entre octobre 2017 et juillet 2018.

C’est une nuit, dans le nord de Paris, quelque part entre Saint-Lazare et Saint-Ouen. Derrière une porte, un homme et une femme, âgés. Très âgés, même. Il doit être cinq heures du matin, peut-être un peu moins. L’homme est tombé dans un appartement plein de livres et de chats, les volets sont fermés et il ne se relève pas. Sur la table, des croissants, des tas de croissants. Chaque nuit, chaque jour, depuis des semaines, l’homme et la femme petit-déjeunaient, avant de recommencer entourés de leurs chats, encore et encore.

C’est un hypermarché, bien gris, avec un plafond agrémenté de la traditionnelle guirlande néon-promotion. Il y a une entrée pompiers avec un agent de sécurité au polo rouge. Il nous guide entre les caisses, on traverse le rayon fromage blanc et celui des boissons gazeuses. La boulangerie est ouverte, le pain-cuit-sur-place-toute-la-journée attend sagement dans des paniers en faux osier. La porte pliante en plastique blanc s’ouvre avec une télécommande suspendue à un fil. Au loin, dans des couloirs bétonnés du sol au plafond, une couverture de survie. Sous cette couverture, une salariée, brésilienne ou portugaise, pieds nus. Elle repart avec nous, chancelante, accompagnée d’un manager à chemise qui lui dit très poliment qu’elle est virée, qu’il est inutile qu’elle revienne, et que surtout-surtout, il faut qu’elle se repose. Dans le camion qui serpente sur le périphérique, elle pleure.

C’est une rue, au pied de la butte Montmartre. Il y a une moto, un homme debout, une espèce de boîtier électrique complètement défoncé sur un côté et une femme sur le goudron. Il y a aussi son fémur, qu’on voit de très près. D’un peu trop près, même. Il pleut, ce jour-là. On découpe la doudoune de la femme, avec les ciseaux à bout recourbé qui coupent vraiment bien. Les plumes s’envolent et retombent sur l’équipe médicale qui vient d’arriver. Le médecin – un type assez sympa avec des cheveux poivre et sel d’urgentiste – redresse la jambe fissa, entouré des draps tendus par les gars du fourgon qui revenaient de leur jogging matinal. Une petite heure plus tard, on repart, pataugeant dans un mélange de flotte, de plumes et de sang.

C’est un restaurant cap-verdien qui fait plutôt envie. La rue est à sens unique. À l’intérieur, en plein repas, un client attablé a ressenti les symptômes d’un infarctus. Autour, les clients continuent leurs repas, qu’ils vont bien finir par payer, après tout. Dehors, le camion bloque la circulation. Il est rouge, vraiment très rouge, et clignote très franchement bleu et orange. En cherchant bien, on peut même lire sur le côté Sapeurs-Pompiers de Paris – Véhicule de Secours et d’Assistance aux Victimes. La porte du restaurant est vitrée et on voit tous arriver ce gars, qui doit bien mesurer deux mètres. Il pousse la porte, d’un coup, entre et demande à qui est ce camion rouge, bordel, qui bloque la putain de rue. Le conducteur sort avec le type et tente de lui expliquer gentiment que le camion n’est pas venu livrer des fûts. La victime est chargée dans le camion de secouristes-livreurs et on décolle, à toute vitesse.

C’est une dame, renversée par un type qui conduisait un scooter. Elle n’a pas grand chose, du moins à première vue. Le scooter est au sol, un bus a mis ses warnings qui clignotent d’ailleurs plutôt bien et une petite foule admire le spectacle. Sans qu’on se donne trop de peine, la dame est installée dans le camion. Quelques minutes plus tard, on retrouve un gars à l’intérieur. Il n’est pas de la famille, non non, il voulait juste voir comment était le camion, vu de dedans.

C’est à Saint-Ouen, à deux pas d’une laverie. Deux hommes ont bu la veille au soir, puis toute la nuit, puis encore un peu le matin, parce qu’il restait sûrement une ou deux bouteilles à finir. L’un dit que l’autre avait un couteau, l’autre ne dit plus rien du tout. Pendant que le médecin tente le tout pour le tout histoire d’essayer de sauver le plus amoché des deux, l’autre homme gueule que c’est son pote juré-mon-frère qui a sorti le couteau et que sur le coran-de-la-mecque-il-l’a-pas-planté. Dehors, adossé à la vitrine de la laverie, l’officier de police judiciaire avec sa bedaine qui sort du K-Way n’a clairement pas l’air convaincu. Clairement pas du tout.

C’est un matin, bien tôt. Une dame s’est réveillée à côté de son mari qui lui ne s’est pas réveillé du tout. Elle a attendu un peu, histoire de voir, puis a appelé. L’homme ne se réveillera pas. La dame, guillerette, explique qu’il l’a déshéritée, vous voyez bien messieurs, et que de toute façon il lui a pourri la vie. D’ailleurs, messieurs, dit-elle, si vous pouviez m’attraper la bague qui est à son annulaire, ça m’arrangerait bien.

C’est une fin de nuit, à quelques pas d’un commissariat parisien. Dans l’escalier, un flic tient un énorme fusil. L’appartement est au dernier étage. On entre dedans, serpentant entre les collègues du gars qui tient le flingue. À l’intérieur, une fille, une petite vingtaine d’années, avec des doigts qui pendouillent. Le propriétaire des lieux explique aux flics que la fille ne voulait pas partir et qu’elle s’est coupée la main, comme ça. Elle, elle pleure dans l’appartement aux murs moisis maculés des traces de ses mains ensanglantées.

C’est une nuit, qui avait plutôt bien commencé. Deux coups sonnent dans la caserne endormie. La porte s’ouvre, les gyrophares s’allument. Le chef d’agrès se pointe, on part pour un gamin en arrêt. Une gamine de quelques mois. L’équipe de Saint-Ouen est déjà arrivée, le camion est parfaitement garé. Sur le sol de l’entrée rampe en hurlant la mère de l’enfant. Après une bonne heure d’efforts, le pédiatre arrivé de Robert Debré doit se rendre à l’évidence. Dans le couloir, la mère s’effondre. Elle se relève, attrape son enfant dans ses bras et court dans la rue en lui chantant une berceuse.

C’est un matin, vers quatre ou cinq heures, à ce moment où l’on ne sait jamais trop si c’est la nuit qui se termine ou le matin qui commence. On grimpe quatre à quatre les escaliers d’un immeuble. Un homme, plutôt âgé, fait un coma diabétique. Dans la cuisine, une femme patiente, la tête dans les mains. Pendant qu’une partie de l’équipe tente vainement de re-sucrer le bonhomme, un collègue regarde par la fenêtre. Il se penche, une fois, puis deux. Il passe dans la cuisine, intrigué, et demande à la dame si les pompiers ne sont pas déjà venus, il n’y a pas si longtemps. Elle dit oui, la tête toujours à deux doigts de ses genoux. Elle dit aussi qu’elle n’en peut plus, plus du tout. On décide finalement d’appeler une équipe du SAMU, de Lariboisière. On attend. Et le collègue d’un coup se souvient : c’était pour une défenestrée qu’il est venu, il y a quelques jours. La dame relève la tête. Oui oui, dit-elle, c’était moi.

C’est un très bel appartement, avec de très grandes baies vitrées. On voit bien le Sacré-Cœur et une espèce de petit château, qu’on avait jamais remarqué. Le couple est âgé. Quand le mari est rentré des courses, la femme était dans le canapé et ne bougeait plus d’un pouce. Plus un mouvement, plus un mot : plus rien du tout. Après quelques longues minutes, elle ouvre un œil et l’autre juste après. Son dossier médical ne dit rien de spécial, mis à part ces petites atteintes neurologiques qui parfois – nous dit son mari – font qu’elle oublie deux-trois trucs. On met le mari à la porte et on dit à sa femme qu’elle peut tout nous dire, vraiment. Elle finit par se remettre à parler et à nous expliquer qu’elle est terrorisée parce qu’un homme, un sombre inconnu, est rentré chez elle, il y a une petite heure, et que cet homme a essayé de la réveiller de sa sieste. Cet homme, c’est son mari.

C’est une grande plaque en fer. En lisant l’ordre de départ, elle nous semble grande, d’autant qu’elle serait tombée sur une gamine de trois-quatre ans. Les portes de la remise sont déjà ouvertes et le camion file vers la butte. C’est une procédure rouge, comme dit dans le jargon, le pied est au plancher. Dans la rue, ça hurle, alors on presse le pas, dans le doute. Toute la famille est réunie dans le hall d’un bel immeuble particulier. Une fillette a un bleu sur un doigt de pied et la plaque fait la taille d’une boîte d’allumettes.

C’est dans les cellules d’un tribunal de grande instance, dans le nord de Paris. Un homme, enfermé par trente bons degrés, a expliqué à ses geôliers qu’il avait mal à la poitrine. Délaissant le tableau Vélada sur lequel ils dessinaient de petites crottes à côté des noms de leurs prisonniers, les policiers de la sécurité publique finissent par appeler les secours. Après un  ECG et le passage du médecin, il est décidé d’emmener le bonhomme aux urgences. Les lourdes portes s’ouvrent les unes après les autres, sous bonne escorte. Arrivés en bas, une policière tend à l’homme sa fouille. Elle lui dit qu’il est libre, que le magistrat l’a décidé, qu’il sera re-convoqué, un jour sûrement, pour son audience au tribunal correctionnel. Dans le camion qui file vers l’hôpital Bichat, l’homme sourit.

C’est un hôtel social, comme disent les travailleurs sociaux. L’escalier est en bois et les collègues se disent que l’ensemble cramerait à toute vitesse : ça ferait un bon flambard. Les bottent claquent sur les marches. Une assistante sociale a appelé, l’une de ses protégées a décidé d’en finir avec la vie, au troisième étage : elle a déjà passé dix ans avec un homme qui la frappe. Après un bon quart d’heure de discussion, la dame accepte de nous suivre tranquillement vers l’hôpital. De retour à la caserne, le téléphone du standard sonne : le fourgon de la caserne de Blanche vient de partir pour une forte odeur de gaz, à la même adresse, au même étage, dans le même appartement, explique le collègue au téléphone. Il nous demande gentiment si on a pensé à vérifier la cuisinière. Silence.